Jeux méditerranéens : Huer «La Marseillaise» ne donne pas une identité

Si les Jeux méditerranéens d’Oran ont été réussis, la haine exprimée par certains jeunes Algériens à l’égard des athlètes français en dit long…
tribune par Kamel Daoud publié sur le site lepoint.fr  le 09 07 2022
Tribune Comment parler de la haine sans la nourrir, en France comme en Algérie ? À Oran, dans le nord-ouest de l’Algérie, l’organisation de la 19e édition des Jeux méditerranéens a été une belle réussite. Pour le régime, post-traumatisé après l’immense secousse des soulèvements qui l’ont contesté le 22 février 2019, et qui l’ont contraint à des purges internes massives, ce fut un moment de grâce. Infrastructures entièrement rénovées, feux d’artifice grandioses, ovations de la foule, la réhabilitation par la formule Panem et circenses («Du pain et des jeux du cirque») fut une prouesse.
Silence stratégique
Cette grâce heureuse fut aussi un moment privilégié pour les Algériens, dans un pays qui n’a habituellement que le culte des morts comme fête. À Oran, on a vu quelque chose d’inédit depuis des décennies : promenades le soir pour les familles et les femmes, joie, danses dans les rues et couleurs partout. Le mortifère sembla un instant reculer, et les islamistes avec lui : conscients de la possible érosion de leur audience, ils ont gardé un silence stratégique, eux qui sont à l’avant-garde de la condamnation du rire, du corps, des femmes en maillot de sport ou des couples qui se tiennent la main au soleil. Quant aux opposants, ce fut un moment d’échec de leur dégagisme, sans perspective déchiffrable.
Mais, en coupe verticale de ces jours de fête, ce sont surtout deux phénomènes qui peuvent retenir l’attention : l’immense détresse d’une jeunesse algérienne sans accès aux loisirs, au rire et à l’amour et qui, durant ces jeux, a montré une soif de vivre qu’habituellement n’étanchent que l’offre du paradis islamiste et ses radicalités terrorisantes ou la chaloupe des flux migratoires.
Zombies d’une haine de l’autre
L’autre phénomène apparaît encore plus inquiétant : la haine. Soixante ans après l’indépendance, ce fut l’occasion clinique de constater un fait désespérant. Des Algériens, les plus jeunes, assis dans les gradins, sont devenus les zombies d’une haine de l’Autre que la logique linéaire du temps n’explique pas : l’école, les médias, l’islamisme, le manque de but national, la domination des vétérans ont parfois investi les gradins, où étaient assis des jeunes qui ont hué, chaque fois que c’était possible, les athlètes français et La Marseillaise.
Missionnés comme décolonisateurs imaginaires, forcés à un exercice de loyauté sans répit, voilà alors des moins de 18 ans rejouer une guerre finie, certes mal soldée par leurs aînés et les guerres de mémoire, mais qui fait partie de ce qu’ils n’ont pas vécu. Des Algériens qui n’ont pas connu la guerre sifflaient des Français qui ne l’ont jamais faite. Les voilà riant, fiers, dansant, mais sans pouvoir définir leur identité autrement que par son absolu contraire : la France.
Ce n’était pas toute la foule ni tous les gradins, le geste insultant fut même dénoncé par d’autres spectateurs et on pourra tout aussi bien l’expliquer par l’Histoire et ses blessures, mais il reste là, incarné dans le corps des plus jeunes : haïr, c’est se définir. En 1975, quand l’Algérie organisa ces Jeux méditerranéens pour la dernière fois, les anciens racontent que ni La Marseillaise ni les athlètes ne furent sifflés. On en était encore aux braises tièdes de la guerre et, pourtant, les spectateurs de cette époque se définissaient autrement que par la haine de la France.

«La mémoire de la guerre a besoin d’être soldée, assumée, mais cette injuste mission que l’on impose souvent consciemment à ceux qui viennent de naître est une monstruosité.»

Acteurs de décolonisations fantasmées
Qu’est-il arrivé pour que ceux nés aujourd’hui en arrivent à se croire acteurs d’une décolonisation fantasmée ? Les auteurs de ce crime de «zombification» des plus jeunes – politiques, académiciens du décolonial éternel et médias – sont-ils conscients qu’il ne s’agit pas d’une histoire bien habitée, mais d’un crime qui est un infanticide, commis sur ces enfants ? La mémoire de la guerre a besoin d’être soldée, assumée, mais cette injuste mission que l’on impose souvent consciemment à ceux qui viennent de naître est une monstruosité.
La huée de La Marseillaise ne fit pas tache dans la rue, qui resta agréable à vivre, pour les Français comme pour les autres, à Oran. Un effet de foule, de concentration débridée dans les gradins l’exacerbe et démontre le travail qu’il reste à faire et que le sport, dans les deux pays, peut consolider. Mais des messages politiques l’encouragent, une frustration qui veut qu’on déteste la France alors qu’on veut y vivre, ainsi qu’une altération profonde de l’altérité se cristallisent avec le temps.
Échec à imaginer le bonheur des enfants
Entendre les plus jeunes se bousculer pour rejouer aux aînés morts est surtout le spectacle d’une détresse dont les aînés survivants sont responsables. Un anachronisme douloureux y force une population jeune à une énième et insupportable amputation : celle de soi-même pour ressembler à ses illustres morts. Ce n’est pas la vie pour une nation, même si les raisons sont parfois légitimes. Et huer la France pour se définir est une impasse.
Les jeux ont été une réussite. Ce pays destiné à la réclusion découvrait la joie, mais une partie de ces jeunes a eu ce dessein malheureux d’exprimer surtout l’échec des aînés à imaginer le bonheur des enfants. L’auteur a pensé ne pas écrire cette chronique pour ne pas nourrir les haines d’une rive à l’autre, mais il est plus urgent d’en parler que de nourrir les fausses innocences. Même si Oran fut une très belle fête.🔳