Nous vivons une époque où les diagnostics sont partout et les remèdes nulle part. C’est en tout cas ce qui se fait souvent entendre dans quelques discussions, réunions ou repas qui se ponctuent inexorablement par un « D’accord mais on fait quoi ? », question en forme de défi qui laisse souvent l’assemblée muette, ou du moins dubitative, recroquevillée derrière cette sensation qui semble indépassable et qui se résume en 3 mots: « C’est compliqué ».
tribune signée Xavier Aberti* pubié sur son blog éponyme, le 16 12 2020
Se pourrait-il que nos crises soient à ce point irrésistibles pour qu’elles n’appellent plus aucune solution et qu’il n’existe pas de modes d’action pour répondre à la montée de la défiance, à l’irruption de la violence, à la désagrégation sociale, à l’érosion de nos valeurs centrales de cohésion. Non évidemment, si nous avons appris quelque-chose des innombrables crises qui jonchent les histoires de nos sociétés, c’est qu’elles nous invitent finalement toujours à nous réinventer et que nous y sommes toujours arrivés. Que faire donc, au delà des tableaux noirs que nous peignons de notre époque pour changer la palette de couleurs et la donne d’une société en pleine déréliction.
Il n’y a effectivement pas de « solution miracle », de la même manière qu’il n’y a pas de « crise miracle » ou de « catastrophe miracle », c’est à dire qui ne serait pas le fruit d’un écheveau de raisons. Il y a toujours de très nombreuses causes qui dessinent, au fil du temps, les crises et les catastrophes qui émaillent nos civilisations. Dès lors, si les causes sont multiples, les remèdes le sont certainement tout autant, et se nourrissent de décisions, d’actions et de mouvements qui s’inscrivent dans le temps et dans l’espace, c’est à dire dans les temps – courts et longs – et dans les espaces – mondiaux, continentaux, nationaux, régionaux, locaux, communautaires, associatifs et individuels.
Mais voilà, hypnotisés par le ballet des puissants qui posent les visions et définissent les politiques, qui font et défont les lois, qui jonglent avec les promesses, les slogans et les discours, nous nourrissons souvent l’espoir vain et fou qu’un jour, au détour d’un chemin de l’Histoire, la providence nous enverra celle ou celui qui pourra par son incommensurable talent, nous guérir. Or, l’humain providentiel n’existe pas, et c’est probablement une bonne nouvelle puisque dès lors, il nous faut continuer de chercher en nous la force d’agir.
Cependant, face à la masse monstrueuse et à la complexité indescriptible des phénomènes économiques, politiques et sociaux qui sont à l’œuvre, nous nous sentons souvent dépassés, impuissants et finalement insignifiants. Et pourtant, dans ces cycles de la vie, de l’économie, de la démocratie, si les crises nous impactent, c’est qu’elles arrivent jusqu’à nous, probablement qu’elles en proviennent et en tout état de cause qu’elles nous traversent. Dès lors, si nous faisons partie du problème, c’est certainement que nous faisons aussi partie de la solution.
Hanna Arendt et « la banalité du mal »
Le sujet des responsabilités individuelles et collectives est souvent analysé à la lumière des grandes catastrophes de notre Histoire et cela a particulièrement été le cas pour tenter de comprendre les mécanismes sociaux et finalement humains qui ont permis la Shoah. À la suite du procès d’Adolf Eichmann qu’elle suivait pour le magazine The New Yorker, Hannah Arendt a posé sur l’accusé lui-même mais aussi sur l’organisation globale qui a permis « la solution finale », le terme de « banalité du mal »1, non pour décrire le mal lui-même, qui n’avait rien de banal, mais pour qualifier les êtres, les gestes, les processus qui l’ont rendu possible. Pour élaborer cette expression, Hannah Arendt pointa la médiocrité d’Eichmann et finalement son incapacité à réfléchir, à penser, se bornant à exécuter, au nom de bas intérêts personnels et de raisonnement triviaux, les ordres venus de plus haut. Quand Hannah Arendt évoque l’aptitude à réfléchir, elle le fait en référence à Kant et à la faculté dont dispose chaque humain de critiquer et de penser en se mettant à la place de tout autre être humain. Or se mettre à la place de l’autre plutôt que vouloir sans cesse lui imposer la notre, c’est assurément une partie déterminante de beaucoup de solutions.
Il y a probablement ici, très précisément inscrit dans ces lignes de Hannah Arendt, une clé non seulement pour comprendre le mal mais également pour déceler le bien, en mettant en œuvre ce double principe, simple et effectif, qu’il faut pour être humain, penser et agir en fonction de cette pensée. Or, si le mal se niche dans le geste qui ne correspond plus à aucune pensée et qui obéit aveuglément à quelqu’un ou quelque-chose d’autre que soi, il est probable que le bien se cache dans le fait d’agir au nom de la pensée, non en tant que réflexion complexe, mais au contraire, en tant que système de valeurs communes, d’éthique et de ce que Georges Orwell appelait « common decency » et que l’on pourrait traduire comme « une honnêteté ordinaire qui s’exprime sous la forme d’un penchant naturel au bien et sert de critère du juste et de l’injuste, du décent et de l’indécent. »2
Opposer à « la banalité du mal », la « banalité du bien »
Face au mal qui ronge nos démocraties, face à la complexité qui fonde l’irresponsabilité, face aux dysfonctionnements de nos hyper-structures qui scellent l’impuissance apparente de chaque citoyen, nous devons développer la pensée, l’empathie et l’action, pour pouvoir opposer à « la banalité du mal », « la banalité du bien », ce bien qui répond à la pauvreté par le don, celui qui efface un peu de solitude par l’écoute, celui qui épargne l’angoisse par la bienveillance, celui qui pallie le manque de moyens par le bénévolat, celui qui désamorce la colère par le sourire, celui qui comble l’absence de confiance par quelques heures de mentorat, celui qui raconte ce qui sauve par le témoignage de sa douloureuse expérience, celui qui élève par l’enseignement, celui qui renforce par la transmission, celui qui soigne par l’admiration, celui qui sait dire « merci » ou « je suis désolé », celui qui fait sa part, partout, tous les jours, en silence et qui évite l’effondrement, par la recherche de ce bien commun qui est le « bien en soi » parce qu’il n’a d’autre fin que le bien.
Cette banalité du bien à l’œuvre quotidiennement est partout, mais on ne l’entend pas car elle répond à cette « règle » de Saint François de Salles selon laquelle, « le bruit ne fait pas de bien et le bien ne fait pas de bruit. » Il arrive que ce « bien » et celle ou celui qui l’incarne par son action, surgissent, parfois dans des circonstances tragiques lorsque cet engagement se paye du prix de la vie. Alors seulement, nous les célébrons à grand renfort d’hommages, mérités bien sûr, mais forcément éphémères.
Pourtant, il n’y a pas de crise, il n’y a pas de catastrophe, il n’y a pas de mal, qui ne résiste à l’action bénéfique et à l’engagement pour le bien et il y a fort à parier que la crise existentielle que traversent les vieilles démocraties trouve son remède dans l’action bienveillante, quotidienne, répétée, entêtée de tous ces artisans de la solution et de la solidarité. Ils tissent une toile gigantesque qui ne se voit pas assez, qui ne se manifeste pas assez, qui ne s’entend pas assez mais qui préfigure la société de demain. Dans un monde où la complexité des organisations a rendu les politiques publiques souvent inopérantes, il y a fort à parier que les solutions se trouvent dans les associations, dans les entreprises, dans les coopératives, dans les villages et les quartiers, c’est à dire dans les organisations à hauteur de femme et d’homme. Dès lors, une des missions prioritaires de l’État devrait être de les encourager et de leur donner les moyens qui leur manquent souvent pour agir encore plus massivement, en faveur de l’insertion, en faveur de l’emploi, en faveur de l’environnement, en faveur de l’accompagnement des personnes isolées, en faveur des personnes handicapées, en faveur de tout ce qui fait du bien à la société et donc à la démocratie.
Tout cela n’est pas une utopie, c’est même déjà une réalité et les 15 millions de français qui sont bénévoles témoignent de cette réalité et de sa vitalité. Ainsi suffit-il d’avoir passé une journée dans un centre de distribution des Restaurants du Coeur, d’Emmaus ou du secours catholique pour comprendre ce qui est à l’œuvre dans ces associations et ce qui s’effondrerait instantanément si elles n’existaient pas. De la même manière, le travail effectué par des millions de bénévoles sur les terrains de sport, dans les salles de répétitions, de lecture ou d’arts créatifs de toute la France représente un pan entier du modèle d’éducation par lequel nous forgeons des générations de citoyens par l’apprentissage de la civilité, de la solidarité, de l’empathie, de la générosité mais aussi de l’effort.
Il y a en France une armée des ombres qui lutte quotidiennement et silencieusement contre la violence d’un monde dont les assauts contre nos édifices démocratiques et sociaux sont de plus en plus violents. Ces femmes et ces hommes forment une digue immense et invisible sur laquelle les vagues de la haine ordinaire se brisent… mais jusqu’à quand ?
Si nous ne voulons pas qu’elle cède un jour prochain, nous devons sans cesse chercher à la renforcer, non par les discours mais par l’action concrète. Et il reste tant à faire, tant de moyens à donner et tant de liens à tisser entre l’entreprise, l’association et le bénévole qui manque souvent de temps pour son engagement; entre l’association et l’école pour donner dès le plus jeune âge à nos enfants le goût de la solidarité; entre les bénévoles et la société pour valoriser concrètement ces engagés qui sauvent des vies, qui préservent des dignités, qui consolident des destins, qui soulagent des souffrances et qui ce faisant, nourrissent le bien. À ce titre, il serait vertueux d’admettre une bonne fois pour toutes que le travail n’est pas seule voie d’émancipation mais que c’est l’action qui l’est, celle du salarié bien sûr, de l’artisan ou de l’entrepreneur, mais aussi celle de la mère ou du père au foyer, celle du bénévole, celle de chaque citoyen qui participe à consolider par son engagement, notre modèle laïque, démocratique et social.
Les associations et l’action bénévole jouent dans notre pays un rôle fondamental en faveur de la cohésion sociale. Elles sont l’incarnation de la troisième valeur républicaine, celle qui ponctue notre triptyque en permettant aux deux premières de se développer, car sans la fraternité, il n’y a point de liberté respectueuse, ni d’égalité vertueuse. L’enjeu que représente la fraternité dans la préservation de notre modèle de société est plus important encore que celui de la défense des libertés ou de la recherche de sécurité(s), car la première arme contre la violence sociale et contre l’égoïsme économique c’est justement le développement de la solidarité, sa structuration, sa transmission et sa valorisation.
« Alors on fait quoi ? » On se lève, on s’engage et on agit pour ajouter sa pierre à celle de tous ces acteurs anonymes, pour nourrir un peu plus la banalité du bien et pour tenter, à travers les âges, de donner un écho à toutes celles et tous ceux qui ont fait tellement plus que nous pour aider l’autre, l’étranger, le malade, le miséreux, le vieux, le noir, le juif, l’homosexuel… non pour agir uniquement mais parce que faire le bien c’est être le bien, même un instant, et ainsi participer à ce que la chaine bénéfique jamais ne s’interrompe. C’est ainsi que le bien se transmet et que chacun peut rendre à l’humanité ce que l’humanité lui a donné, pour que le banalité du bien l’emporte toujours sur la banalité du mal et que nous puissions continuer à être dignes de lire ces mots simples et magnifiques de Primo Levi à Lorenzo Perrone lors de leur déportation à Auschwitz, comme le juste hommage de la vie à la bonté:
« …Tous les jours, pendant six mois, un ouvrier civil italien m’apportait un morceau de pain et le reste de sa ration quotidienne ; il me donna un de ses chandails rapiécés ; il écrivit pour moi une carte postale qu’il envoya en Italie et dont il me fit parvenir la réponse. Il ne demanda rien et n’accepta rien en échange, parce qu’il était bon et simple, et ne pensait pas que faire le bien dût rapporter quelque chose.
… Je crois que c’est vraiment à Lorenzo que je dois d’être encore en vie aujourd’hui ; non pas tant à cause de son aide matérielle que pour m’avoir constamment rappelé par sa présence, par sa façon si simple et naturelle d’être bon, qu’il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres restés purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n’avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur ; quelque chose d’indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour lesquels il valait la peine de survivre. » 3
1 dans « Eichmann à Jérusalem » de Hannah Arendt, 1963
2 dans « De la décence ordinaire » de Bruce Bégoud, 2008
3 dans « Si c’est un homme » de Primo Levi, 1987