Deux associations, 3027 et La Cloche, proposent des cours de théâtre à des personnes en grande précarité dans la capitale. Une manière de créer du lien social et de les sortir de la solitude.
«Ah vous voilà ! On vous attendait…» A peine passé le seuil de la porte, Karim semble tellement à l’aise qu’on ne comprend pas tout de suite qu’il nous entraîne dans son improvisation. «Asseyez-vous, on est en train de faire un point… toutes les idées sont bonnes à prendre, je vous écoute.» L’homme de 45 ans joue un organisateur d’événement dynamique et moderne. Il est en pleine réunion pour préparer un projet dont on peine encore à saisir les contours. «C’est à nous de le décider», explique-t-il aux personnes face à lui. Il n’y a pas de scène dans cette salle tout en longueur de la Recyclerie, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Les acteurs sont disposés autour d’une grande table, et on se rend compte peu à peu qu’ils sont tous en train d’improviser.
Les idées fusent, on parle de budget, de calendrier, de refaire la décoration de la pièce au style un peu vieillot malgré ses jolis cadres et son grand miroir. «Il faut virer cette peinture verte», lance Bilel, 22 ans, dont l’indécrochable sourire, caché derrière un masque, se devine à ses yeux rieurs. «Et puis il faudrait peindre ce mur-là», enchaîne Noëlle, la doyenne, en pointant l’autre paroi dont le revêtement s’effrite sous le poids des années. «Merci Karim», viennent conclure Anne et Jeanne, les deux organisatrices de ce cours de théâtre. Le jeu retombe sous les applaudissements. Les différents participants se chambrent sur leur performance. «Au suivant !»
Dans cette atmosphère chaleureuse et bon enfant, cet atelier a tout d’un cours de théâtre comme un autre. Mais il y règne une ambiance de camaraderie spéciale, un lien qui saute aux yeux. «Ici on est en famille», résume simplement Thierry, un pâtissier de 57 ans dont le regard fuit lorsqu’on lui demande d’où il vient : «Je préfère ne pas parler de ça. C’est aussi un peu pour rebondir que je suis ici.» C’est la particularité de cet atelier : la plupart des participants n’ont pas une vie facile, souvent marquée par la solitude. Il y a des sans-abri, d’anciens détenus, des personnes sans activité, mais aussi des bénévoles d’associations. «Quand on est là, on oublie d’où on vient, ce que les uns et les autres traversent dans leur vie de tous les jours», témoigne Virginie, qui travaillait dans les assurances avant de changer de vie et de devenir bénévole à La Cloche, une association qui lutte contre l’exclusion des personnes sans domicile.
«Ils sont devenus les amis que je n’ai plus»
«En fait, c’est ouvert à tout le monde.» Jeanne Monot est comédienne et c’est elle, avec Anne Vernet, qui est à l’origine du projet dans le cadre de 3027, leur association «sociale et culturelle». «J’en avais marre de jouer avec toujours les mêmes personnes, le même milieu. Avec Anne, on avait ce besoin de donner une portée sociale à notre amour des Arts.» A l’origine, elles intervenaient surtout dans des centres dédiés à l’accueil de publics très précis. Mais c’est au printemps 2019 qu’elles ont décidé d’ouvrir l’atelier à tout le monde avec l’aide de La Cloche. Une troupe s’est formée depuis, avec de nouvelles recrues de temps à autre. Tous se retrouvent chaque mardi pour faire du théâtre mais ils se voient aussi en dehors.
«Sans cet atelier, je ne verrais personne. Ils sont devenus les amis que je n’ai plus», souffle Karim. On a du mal à le croire tant il paraissait à l’aise quelques minutes plus tôt, mais il assure n’avoir jamais fait de théâtre auparavant : «Je sors de prison, j’avais besoin de me tester, de me trouver une identité, une liberté de parole… De sortir de ma réserve et d’être à l’aise.» Il a le visage sombre lorsqu’il évoque les six mètres carrés de sa cellule où il a cultivé une envie de créer, de faire de l’art. «J’ai pas mal bouquiné, précise-t-il le regard tourné déjà vers d’autres horizons. Mais c’est ici que je m’ouvre vraiment.»
Même constat pour Noëlle, au chômage depuis 2011. «Venir ici, ça m’a débloquée, raconte cette ancienne travailleuse handicapée. C’est la première fois de ma vie que je fais du théâtre, et ça m’a sortie de mon enfermement.» C’est également un exutoire pour Bilel, artiste dans l’âme. «J’avais pas fait de théâtre depuis le collège, mais je fais du rap avec mes potes. C’est pareil le rap et le théâtre, ça fait du bien.» Il habite Drancy (Seine-Saint-Denis), n’a pas de travail, alors il multiplie les actions avec La Cloche dont il est aussi bénévole, «ça m’aide à me sentir bien dans ma peau».
Les masques tombent
C’est justement grâce à cette association que Sabrichou est là. Elle préfère qu’on l’appelle ainsi. L’une des responsables en Ile-de-France, Goli Moussavi, lui en a parlé lors d’un événement «où il y avait des crêpes», se souvient celle qui a toujours adoré le théâtre : «Avant qu’on se retrouve à la rue avec ma mère, on allait voir des pièces, parfois. Moi j’en ai toujours fait, j’ai toujours voulu jouer. Encore plus maintenant qu’elle n’est plus là.» Aujourd’hui, elle vit dans un appartement partagé du XVe arrondissement. Elle exulte de reprendre les ateliers qui s’étaient arrêtés depuis le début du deuxième confinement. «Ce que j’aime bien, c’est qu’au théâtre, les masques tombent, enchaîne Sabrichou. Et les masques pour nous, ce sont les mots « sans-abri », « prison », « chômage ».»
«Ce n’est pas juste du théâtre, c’est du lien social, raconte Jeanne. C’est très beau, très fort ce qu’on partage tous ensemble.» Créer du lien social, c’est justement le crédo de l’association La Cloche. «C’est tout aussi important que se loger, se nourrir ou se soigner, détaille Margaux Gaillard, déléguée générale de l’association. Ce genre d’initiative culturelle, cela permet à certaines personnes d’exister, et plus seulement de survivre.»
Depuis lundi, La Cloche a lancé une campagne de sensibilisation sur les réseaux sociaux intitulée «T’as pas cinq minutes ?». En cinq minutes, l’internaute découvre des témoignages, un quiz de fact-checking qui rappelle qu’il y a 300 000 sans-abri en France, selon les chiffres de la Fondation Abbé Pierre – le double de 2012 – et qui démonte les clichés à leur sujet. Le tout pour rappeler qu’il «suffit de cinq minutes» pour les sortir de la solitude. «Ça faisait des années que je voulais m’investir, mais je n’arrivais pas à sauter le pas, témoigne la bénévole Virginie. Et en fait créer du lien social, c’est très simple, c’est parfois juste discuter avec les gens. Non seulement ça les sort de la solitude, mais ça nous fait aussi un bien fou.»
Derrière la scène, la crise
«Je pense que le message est d’autant plus audible alors qu’on arrive au bout d’un deuxième confinement où tout le monde a souffert de la solitude», insiste Margaux Gaillard. Dans la pratique, l’association travaille avec les associations de quartiers, l’action sociale, et tout un réseau de bénévoles qui organisent des maraudes pour discuter avec les SDF, mais aussi des ateliers de jardinage ou des actions culturelles comme les cours de théâtre. «On sert d’intermédiaire», résume la déléguée générale.
Il y a aussi des commerçants dans le réseau, comme La Recyclerie qui accueille aujourd’hui l’atelier. «Hors confinement, on ouvre nos portes aux sans-abri du quartier, explique Marion Bocahut, cheffe de projet écoculturel dans ce café-cantine. On leur donne un accès à l’eau, à l’électricité, ou tout simplement pour qu’ils laissent leurs affaires un moment.» Pendant le confinement en revanche, vu que les portes doivent rester closes, beaucoup de sans-abri sont livrés à eux-mêmes.«Il y a un élan de solidarité avec la crise sanitaire», se rassure Margaux Gaillard tout en reconnaissant que les temps sont durs et que les bénévoles s’épuisent dans des distributions alimentaires où affluent de plus en plus de monde. Malgré leurs efforts, la dure réalité de la crise semble prendre une avance inquiétante. Lorsque l’on quitte la troupe, enchantée d’avoir pu se retrouver, il suffit de quelques pas dans les rues du XVIIIe pour que la réalité remonte à la surface. Plusieurs sans-abri se réfugient sous des porches, luttant contre le froid d’hiver qui s’installe. Une scène tristement ordinaire. Plus de la tragédie que de l’improvisation.