« On a gagné en gagnant, on ne nous a pas choisis » : Karim Bouamrane, symbole d’une révolution discrète à Saint-Ouen

Le 28 juin, Karim Bouamrane est devenu maire de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, après une bataille longue et acharnée. C’est l’un des premiers édiles d’origine maghrébine à diriger une ville de plus de 50 000 habitants.

Article par Mustapha Kessous publié sur le site lemonde.fr/m-le-mag, le 25 07 2020

Il a voulu démarrer sa première allocution par une « belle phrase », une « phrase douce ». Comment trouver une accroche qui puisse transcender le côté « symbolique » et « historique » de son élection ? Comment dire qu’on compte parmi les premiers maires français d’origine maghrébine à diriger une ville de plus de 50 000 habitants sans vraiment… le dire ?
Le 4 juillet, lors du premier conseil municipal de sa mandature – et juste après avoir senti l’écharpe tricolore le ceindre –, cet homme de 47 ans a su choisir ses mots : « Je m’appelle Karim Bouamrane, fils de Sadia et Allal Bouamrane, et je suis le nouveau maire de Saint-Ouen », a-t-il déclaré devant ses administrés. « Cette intro vaut des milliers de discours », confie-t-il.

En une seule phrase, le maire de Saint-Ouen-sur-Seine (Seine-Saint-Denis) a rendu hommage à ses parents, venus en 1969 du Maroc, et à travers eux à tous les immigrés d’Afrique ou d’ailleurs qui ont confié la suite de leur destinée – et celle de leurs enfants – à la France.
« Cette phrase, c’est aussi un hommage à l’histoire de la ville, aux damnés de la terre, explique-t-il. Certains ont francisé leur nom pour réussir. Il n’est plus question de demander l’autorisation pour atteindre l’excellence. » Son « apparence », comme il dit, n’a jamais été pour lui un argument de vente électoral, dans une municipalité où la population immigrée représente, selon l’Insee, 31,2 % des habitants. Le plus important est de faire émerger « une élite populaire » : « C’est ça, la vraie histoire », jure-t-il.

Trente ans de militantisme

Sa fierté est donc de voir la diversité des profils de ses treize adjoints, qui ont reçu leur délégation lors du conseil municipal du 15 juillet : Sophie Dernois, professeure des écoles ; Adel Ziane, directeur des relations extérieures du Musée du Louvre, ou encore Jean-François Clerc, chef de mission dans l’enseignement supérieur… « Pour moi, le combat n’a jamais été cultuel ou ¬ethnique, mais social, culturel et politique. Avec une ligne directrice : faisons en sorte que l’idéal républicain puisse être d’actualité », confie le nouveau maire.

Avec sa liste Réinventons Saint-Ouen, ce socialiste aussi sec qu’un sportif de haut niveau a réussi à conquérir la ville (38,09 %) après une triangulaire qui l’a opposé au maire (Union des démocrates et indépendants, UDI) sortant, William Delannoy (32,53 %), et à Denis Vemclefs, soutenu par le Parti communiste (PCF) et Génération. s (29,39 %).

« C’est la victoire de celles et ceux à qui on a dit “non”, qui n’ont eu de cesse d’entendre “ce poste n’est pas pour toi”. Avec cette élection, on a montré que c’était possible. Le plafond de verre est définitivement brisé. »

Porte-parole du Parti Socialiste

« Quand j’ai nommé Karim porte-parole du PS, on m’a dit : “Tu crois ?” Sous-entendu : “Est-ce qu’il connaît les codes ?” » Jean-Christophe Cambadélis, premier secrétaire du PS de 2014 à 2017
Quelques jours plus tard, dans son bureau, au rez-de-chaussée de la mairie, Karim Bouamrane semble serein : il est déjà chez lui, même si les étagères et les placards sont encore vides. Cette ville, il l’a tant désirée, lui l’Audonien pur-sang, qui a grandi dans la cité Cordon, dans un modeste appartement avec son frère, sa sœur, son père maçon et sa mère femme au foyer.

Karim Bouamrane n’a rien d’un nouveau venu en politique, déjà trente ans de militantisme. « Il est élu depuis 1995, il a été adjoint aux sports, au développement économique, ce n’est pas un nouveau », atteste Denis Vemclefs. Ancien communiste, il a rallié le Parti socialiste (PS) en 2009 et s’est imposé comme le patron local. Secrétaire national chargé de l’innovation économique, il est devenu le porte-parole du PS sous l’ère Jean-Christophe Cambadélis (2014-2017).

Candidat en 2014

Déjà candidat à l’élection ¬municipale de Saint-Ouen en 2014, il ne s’était pas maintenu au second tour, malgré son score (26,99 %), pour ¬empêcher la victoire de la droite. « C’est une anomalie que de voir un faible nombre de femmes et d’hommes issus de la diversité en situation de représenter les Français. On leur dénie ce droit, déplore Jean-Christophe Cambadélis. C’est un scandale de notre République, c’est l’impensé de la République. J’ai voulu casser ça au PS. Quand j’ai nommé Karim porte-parole du PS, on m’a dit : “Tu crois ?” Sous-entendu : “Est-ce qu’il connaît les codes ?” »

Pendant six ans, ce chef d’entreprise, spécialisé dans la cybersécurité, père de trois enfants, amoureux du Red Star, le club de foot local, n’a eu qu’une seule obsession : prendre la mairie, dotée d’un budget annuel de plus de 150 millions d’euros. Mais, précise-t-il, « on ne m’a rien donné. On a gagné en gagnant, on ne nous a pas choisis. C’est à l’image de ma vie et de celles qui me ressemblent, raconte-t-il. J’ai transformé en positif tous les obstacles, toutes les colères. Moi, j’ai pu me blinder, mais à quel prix ? Au prix de celles et ceux qui sont restés sur le carreau. Cela aurait pu m’arriver, et on a voulu que je reste sur le carreau. »

Clichés sur le « petit Arabe »

Pendant la campagne, les attaques n’ont pas été frontales, elles ont « toujours quelque chose de sournois », accompagnées de leur cortège de stéréotypes pour faire « peur ». « On a entendu que Karim était communautariste, machiste, sexiste, islamiste, ça revenait tout le temps », se souvient Adel Ziane. Les clichés sur le « petit Arabe » l’ont laissé de marbre, mais un épisode l’a touché. Entre les deux tours, son équipe – arrivée en tête – s’est mise à négocier avec les autres listes de gauche en vue d’une fusion.
, On lui propose alors de céder le poste de premier adjoint et que « tous les emplois municipaux fassent l’objet d’une double signature du maire et de son premier adjoint »peut-on lire dans le document sur la négociation de la charte de gouvernance. « La double signature ? C’est être sous curatelle ou, historiquement, c’était le temps où Lord Mountbatten, représentant de la Couronne britannique, était vice-roi des Indes, réplique Adel Ziane. Ils ne se sont même pas rendu compte de la charge symbolique. »

« Je comprends que ça puisse blesser, je n’étais pas vraiment pour. L’idée venait des Verts qui étaient avec moi et de quelqu’un qui était lui-même d’origine étrangère », explique Denis Vemclefs. « Le but était le partage des pouvoirs. Voir en cette mesure un projet colonial, ça me paraît excessif comme interprétation, mais ça ne retire en rien les attaques racistes qu’il a subies dans son ascension vers le pouvoir », relate Shahin Vallée, qui a écrit avec « d’autres » le document sur la gouvernance. « La double signature, ça m’a fait mal. C’était une humiliation. Moralité : toujours rester dans son couloir », reconnaît Karim Bouamrane.

« C’est un peu le grand frère qui a réussi. On attend qu’il fasse ses preuves. » Naïma, une jeune mère de 37 ans

Il s’est promis de visiter les écoles de la ville pour délivrer plusieurs messages : il n’y a pas de fatalité à grandir dans un quartier ; il dira aux enfants que la méritocratie existe ¬toujours et qu’il faut aussi « réinstaller les concepts du bien et du mal ». « Il y a trop de porosité entre les deux. Et la République est le phare », assure-t-il. Depuis quelques jours, Karim Bouamrane se rend aux quatre coins de la cité pour remercier les habitants.

Autour d’un pot, on se prend en photo avec lui, on lui énonce les tas de problèmes du quotidien, de la sécurité à la peur du Covid-19. Aïcha, la trentaine, lui explique qu’elle vit dans 18 mètres carrés vétustes avec ses deux enfants. « J’ai vécu dans un appartement insalubre, je sais ce que c’est », lui répond-il. « C’est un peu le grand frère qui a réussi. On attend qu’il fasse ses preuves », ajoute Naïma, une jeune mère de 37 ans. « Je veux le top pour ma ville, ¬martèle l’élu, qui refuse d’être érigé en symbole. Maintenant, on va voir si je suis un bon maire. La légitimité du scrutin siffle la fin de la récré. »