Le représentant de la LICRA (Ligue contre le racisme et l’antisémitisme) se désolidarise des déboulonnages de statues survenus ces derniers jours, estimant que ces actes simplifient outrancièrement le passé à l’aune des débats du présent.
tribune signée Stéphane Nivet et publiée sur e site lefigar.fr , le 17 06 2020
Notre pays est aujourd’hui frappé d’une fièvre venue des États-Unis, et qui consiste à déboulonner les statues de nos rues et de nos places au motif qu’elles feraient l’apologie d’un crime contre l’Humanité que personne ne nie: la traite et l’esclavage. Ces menées contre la statuaire s’expriment à des degrés divers. En Martinique, les statues de Victor Schoelcher sont mises à terre et détruites comme les effigies d’un vulgaire dictateur sanguinaire, faisant de lui un défenseur du racisme, lui qui pourtant a aboli définitivement l’esclavage. En métropole, la statue de Colbert qui trône devant le Palais-Bourbon est devenue le symbole des revendications identitaires au motif qu’il a passé la commande d’un Code Noir promulgué deux ans après sa mort et qui a organisé le statut de l’esclavage jusqu’en 1848. Dans un même élan, l’identitarisme qui tient la main de ces destructeurs de statues, sans désemparer, est ainsi capable d’effacer la trace de celui qui a inspiré le Code Noir et de celui qui l’a aboli, créant par le néant une exposition «décoloniale» faite de socles vides.
Ceux qui veulent « raciser » l’histoire se trompent de combat.
Cette situation schizophrène laisse en réalité affleurer aux yeux du plus grand nombre les symptômes d’une idéologie falsificatrice qui prétend écrire l’histoire et simplifier, à coup de pioches et à outrance, la complexité de la réalité qui nous précède. Ceux qui veulent ainsi «raciser» l’histoire à coup de burin décolonial veulent la réviser et se trompent de combat. Ces déboulonneurs veulent soumettre le passé aux besoins idéologiques de leur présent et de leur agenda.
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Face à cela, il est urgent de réhabiliter la densité et la complexité des choses dans un monde qui a fait de la simplification une véritable religion et de l’anachronisme un catéchisme. L’Histoire n’est pas un bloc et jamais ne se présente intégralement à la lumière de ceux qui la regardent. Colbert, initiateur du Code Noir à une époque où les défenseurs des droits humains se comptaient sur les doigts de la main du Capitaine Crochet, n’était pas que cela et si l’on voulait aller jusqu’au bout de cette soudaine poussée inquisitoriale, il faudrait aussi lui faire le procès de son antisémitisme, l’article 1 du Code Noir disposant l’expulsion de tous les juifs des colonies françaises. Voltaire, détenteur d’un gros portefeuille d’actions de la Compagnie des Indes, qui a prospéré de la traite, est aussi celui qui, dans Candide, l’a dénoncée en écrivant que «c’est à ce prix que vous mangez du sucre en Europe». Jules Ferry, colonisateur assumé de la IIIe République, est aussi celui qui a permis l’émancipation par le savoir en créant l’école gratuite, laïque et obligatoire et en instaurant une loi municipale grâce à laquelle, le 28 juin prochain, nous aurons le droit d’élire, au suffrage universel, nos conseils municipaux. Victor Hugo, visionnaire de toutes les libertés et défenseurs des droits, a aussi écrit tout le bien qu’il voyait dans la politique coloniale de la France. Clemenceau, homme de gauche anticolonialiste et républicain viscéral, a fait tirer sur les grévistes de Villeneuve-Saint-Georges. Le Cardinal Gerlier, qui a chanté les louanges de Pétain en novembre 1940, soit un mois à peine après le «statut des Juifs» et après Montoire, en haranguant la primatiale Saint-Jean d’un fameux «Pétain c’est la France ; et la France, aujourd’hui, c’est Pétain!» est aussi celui qui a sauvé les 108 enfants juifs du Camp de Vénissieux, lui valant d’être fait «Juste parmi les Nations», à titre posthume, en 1980. Abraham Lincoln, père de l’abolition de l’esclavage aux États-Unis, est revenu d’un chemin complexe qui lui a fait dire quelques années plus tôt qu’il désirait «que la race blanche occupe la position supérieure». Churchill, qui s’est dressé contre Hitler là où tout le monde s’était couché, est aussi un enfant du XIXe siècle, de l’Empire britannique dominateur et de ses guerres coloniales.
Inventons notre tradition en préférant écrire l’avenir plutôt que de réécrire le passé.
Il serait dangereux d’ériger aux pieds de nos statues, aujourd’hui, les bois de justice dressés sur ordre de tribunaux d’exception chargés de juger l’histoire à la faveur de revendications expéditives. Il n’est pas possible, sauf à faire table rase de l’épaisseur de l’histoire et de la sédimentation des choses, de reprocher à Voltaire d’être contre le mariage pour tous, de vilipender Colbert pour sa non-conformité à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et d’admonester Schoelcher pour ne pas avoir été abolitionniste au berceau.
Plutôt que de détruire nos statues, érigeons-en de nouvelles, inventons notre tradition en préférant écrire l’avenir plutôt que de réécrire le passé. Dressons des statues, baptisons des rues et des édifices publics du nom de ceux qui ont permis à l’universalisme de ne pas mourir. Faisons entrer au Panthéon Joséphine Baker, victime de l’Amérique raciste, devenue héroïne de la France Libre, militante des Droits civiques et ambassadrice de la LICA qui, le 28 août 1963, déclara, juste avant le rêve de Martin Luther King: «Vous êtes ensemble comme le sel et le poivre (…). Vous êtes enfin un peuple uni car sans unité il ne peut y avoir de victoire.»
Stéphane Nivet est délégué général de la LICRA (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme).