Lutte contre la radicalisation : « Les leçons des échecs ont été tirées »

Le plan national de prévention de la radicalisation présenté en février est en cours de déploiement. Point d’étape avec la responsable de sa mise en œuvre.

article signé Clément Pétreault publié par Le Point; le 30 07 2018

Secrétaire générale du Comité interministériel pour la prévention de la délinquance et de la radicalisation, Muriel Domenach est chargée de mettre en œuvre les soixante mesures du plan national présenté par le Premier ministre Édouard Philippe le 23 février. Si l’école occupe un rôle central dans les dispositifs de prévention, d’autres secteurs, comme le sport associatif ou les universités, vont être intégrés aux réseaux de signalement. Point d’étape sur la prise en compte des problématiques de la radicalisation par l’État.

Le Point.fr : Il n’y a plus d’attentats d’envergure, cela signifie-t-il que le problème de la radicalisation est réglé ?

Muriel Domenach : Non, le problème n’est pas réglé. Daech a connu une défaite, la perte de son emprise territoriale le prive d’une force de communication, de commandement et de contrôle. C’est une victoire significative, mais qui n’efface pas pour autant la menace. Celle-ci perdure sous de nouvelles formes, plus endogènes et plus diffuses. Daech conserve une capacité d’inspiration pour des extrémistes qui se sentent appelés et qui pourraient basculer dans le terrorisme. La menace s’est installée. L’État a remis à plat sa stratégie de prévention de la radicalisation, pour être à la hauteur et mettre en œuvre la stratégie présentée par le Premier ministre le 23 février mobilise 20 ministères, mais aussi les collectivités locales et la société civile.

Quel est ce substrat sur lequel poussent les radicalités ?

Aujourd’hui, nous devons faire face à une propagande diffuse qui épouse les failles de nos sociétés. Les théories conspirationnistes en sont le parfait exemple. Cette propagande s’immisce là où elle peut réussir. Comme l’ont montré Anne Muxel et Olivier Galland, la tentation radicale progresse chez les jeunes. Ces derniers sont de plus en plus nombreux à considérer la violence comme un mode de défense légitime de ses convictions… Qu’il s’agisse de causes politiques d’extrême droite, d’extrême gauche ou même environnementales ! Les chercheurs ont également souligné qu’il existe un risque de tentation radicale plus important chez les jeunes se déclarant de confession musulmane. Il existe une propagande qui vise spécifiquement nos compatriotes musulmans et qui cherche à entretenir chez eux le sentiment qu’ils sont attaqués, qu’il y aurait un complot contre eux, avec toutes les ramifications antisémites qu’on peut imaginer.

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« Beaucoup ont espéré qu’on allait trouver une potion magique pour déradicaliser. (…) Il faut être clair, ça n’existe pas. »

Comment mener une politique de lutte contre la radicalisation efficace ?

La politique de prévention de la radicalisation est prise entre deux fronts qui la desservent : le déni et la panique. Il y a d’un côté ceux qui affirment que « jeunesse se passera », que la prévention de la radicalisation n’est que l’expression d’une stigmatisation des musulmans… Et en face, il y a ceux qui versent dans le catastrophisme le plus sombre en considérant, par exemple, que toute personne inscrite au fichier des signalements pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FSPRT) serait une grenade dégoupillée. Mais le déni comme la panique sont deux expressions d’une même résignation. Les seuls combats que l’on est sûrs de perdre étant ceux que l’on ne livre pas, il n’y a aucune raison de ne pas mener d’action publique sur ce dossier.

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Justement, les premières actions publiques en matière de « déradicalisation » ou « désengagement » n’ont pas été couronnées de succès…

Beaucoup ont espéré qu’on allait trouver une potion magique pour déradicaliser. On peut comprendre cette espérance après la sidération des attentats, mais il faut être clair, ça n’existe pas. Nous assumons nos échecs ! La tentative de créer un centre à Pontourny a été un échec du fait des oppositions suscitées localement par le regroupement de jeunes radicalisés et des limites du volontariat. L’épisode est clos, ne regrettons pas d’avoir tenté quelque chose dans la mesure où les leçons en sont tirées. Nous allons plutôt étendre ce qui marche. Prenez par exemple le programme de recherche et interventions sur les violences extrémistes (Rive) lancé par la justice il y a 18 mois. Ce programme qui s’inspire de l’expérience danoise prend en charge les jeunes de manière individuelle. Il semble donner des résultats positifs et sera étendu à MarseilleLille et Lyon. D’autres indicateurs nous semblent encourageants. La détection fonctionne très bien : la majorité des signalements proviennent désormais des dispositifs de terrain et non plus du numéro vert, c’est le signe que les acteurs de terrain prennent leurs responsabilités.

Donc, les services de l’État sont aujourd’hui capables de détecter et gérer les individus radicalisés ?

L’esprit du plan national de prévention de la radicalisation, c’est d’activer les anticorps. Les protocoles de signalement fonctionnent bien dans l’éducation nationale. Nous allons étendre la détection dans les administrations, dans le sport, l’entreprise et les universités. Deux décrets sont déjà signés, couvrant les administrations avec des missions de souveraineté. Ils permettent après enquête d’écarter de l’armée ou de la police toute personne qui présenterait des signes de radicalisation. Certains dispositifs nécessiteront un peu plus de temps pour être déployés. Nous travaillons sur la méthode qui concerne les agents en contact régulier avec des mineurs et la question du sport, qui est un terrain de vulnérabilités. Nous allons renforcer les contrôles administratifs sur les clubs de sport, en particulier les sports de combat et les disciplines non instituées comme la musculation ou le paintball. Mais aussi bien sûr valoriser les initiatives de fraternité et de tolérance dans le sport.

« Le débat entre Gilles Kepel et Olivier Roy n’existe qu’en France. (…) Nulle part ailleurs dans le monde, il n’existe un tel goût de la polémique. »

Le monde de l’entreprise semble souvent démuni face à ces phénomènes…

Il existe des sessions de sensibilisation dans le monde de l’entreprise. Nous préparons aussi une mallette pédagogique qui devrait aider entreprises à réagir et distinguer ce qui relève du fait religieux de ce qui relève de la radicalité. Pour le secteur des transports, nous avons adopté un décret qui permet d’éloigner les personnes radicalisées, après enquête et sous le contrôle du juge. Mais il faut aller plus loin dans la logique de signalement. Nous allons aussi accompagner les partenaires sociaux, qui sont parfois ciblés, pour évoquer le sujet avec eux.

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La recherche a-t-elle progressé en dépit des polémiques à répétition entre chercheurs français ?

Il y a incontestablement une dramaturgie propre au monde intellectuel français. Toute personne qui s’intéresse aux questions de radicalisation à l’étranger est au courant du débat entre Gilles Kepel et Olivier Roy, qui n’existe qu’en France. Islamisation de la radicalité, radicalisation de l’islam… Nulle part ailleurs dans le monde il n’existe une telle polarisation, un tel goût de la polémique. Quand j’ai pris mes fonctions, les gens me demandaient si j’étais plutôt Kepel ou Roy… avant de me donner leur avis. Mais moi, je communie sous les deux espèces ! On est sortis des polémiques et tout praticien sérieux considère ces positions comme complémentaires et la polémique comme stérile. Le programme attentats-recherche lancé en 2015 porte ses fruits, La Tentation radicale d’Anne Muxel et Olivier Galland en est la preuve.

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