Yahya Cholil Staquf : « trop de musulmans voient la civilisation comme quelque chose qu’il faut combattre »

C’est une parole rare dans nos débats, venue d’Indonésie, premier pays musulman du monde (plus de 12% à lui tout seul) recueillie par  le site belge Le Vif.be .

En tant que secrétaire général de la plus grande association de musulmans d’Indonésie, Kyai Haji Yahya Cholil Staquf peut difficilement être accusé d’islamophobie. Ses critiques contre l’islam n’en sont pas moins implacables. « Certains de mes amis occidentaux sont islamophobes. Et sincèrement, je peux les comprendre. »

Yahya Cholil Staquf joue un rôle éminent au sein de Nahdlatul Ulama, une association de musulmans indonésienne qui d’après ses dires représente environ 50 millions de croyants sunnites. Nahdlatul Ulama prêche un message modéré d’amour universel, mais pour le secrétaire général il est clair qu’il existe un autre islam.

Beaucoup de politiques et d’intellectuels occidentaux affirment que le terrorisme islamique n’a rien à voir avec l’islam. Est-ce exact selon vous ?
Yahya Cholil Staquf: Évidemment qu’il y a un rapport. Les politiques occidentaux feraient mieux d’arrêter de prétendre que l’extrémisme et le terrorisme n’ont rien à voir avec l’islam.

Le fondamentalisme violent n’est-il pas simplement une perversion de la « véritable » doctrine islamique ?
Il y a un rapport clair entre fondamentalisme, terrorisme et les thèses de base de l’orthodoxie islamiste. Si nous n’obtenons pas de consensus sur ce plan, nous ne vaincrons jamais définitivement la violence fondamentaliste de l’islam. L’Occident doit cesser d’assimiler ces réflexions à l’islamophobie. Je suis un musulman croyant. Est-ce qu’on veut me qualifier moi, un savant islamique, d’islamophobe ?

Quels fondements de l’islam traditionnel sont problématiques pour vous ?
Je voudrais citer trois problèmes importants. Premièrement, il y a les relations des musulmans par rapport aux non-musulmans. Deuxièmement, les relations de musulmans contre l’état. Et troisièmement, il y a le rapport à la justice.

Commençons par le rapport des musulmans par rapport aux non-musulmans. Quel est le problème ?
Dans la tradition classique, le rapport de musulmans vis-à-vis des non-musulmans est un rapport de ségrégation et d’hostilité. Ils avaient peut-être leurs raisons au Moyen-Âge, quand l’orthodoxie islamiste s’est consolidée, mais aujourd’hui une telle doctrine est tout simplement déraisonnable. Il arrive qu’elle empêche les musulmans de vivre pacifiquement dans les sociétés multiculturelles du 21e siècle.

Ce sont des paroles dures. Si elles venaient d’un politique occidental, on le taxerait probablement de racisme et d’islamophobie.
Je ne dis pas que l’islam est la seule chose qui incite les musulmans en Occident à mener une vie plus ou moins séparée en dehors de la société. Nous pouvons admettre qu’il y a également des causes à trouver au sein de cette société. Il y a du racisme, comme partout. Mais cela n’empêche pas que l’islam traditionnel, qui cultive une attitude de ségrégation et d’hostilité contre les non-musulmans, joue un rôle important.

Le deuxième point: les musulmans traditionnels et leur rapport à l’état.
Dans la tradition islamique, l’état se conçoit comme un état universel et uniforme pour tous les musulmans. À sa tête, il y a un autocrate, qui unit les musulmans contre les non-musulmans.

À cet égard, il n’est donc pas non-islamique de poursuivre la création d’un califat comme le fait l’État islamique ?
À cet égard, cela cadre effectivement dans la tradition. Il est évident qu’en pratique nous vivons dans un monde d’États-nations. Toute tentative de créer un état islamique uniforme mènera de toute façon à la violence et au chaos.

Vous dites aussi que le troisième fondement problématique de l’islam traditionnel concerne le rapport au droit.
Beaucoup de musulmans partent du principe qu’il existe un ensemble de lois islamiques fixes et invariables, qu’on appelle aussi la sharia. C’est conforme à la tradition, mais cela mène fatalement à des heurts avec les lois des États-nations laïques. Nous devons faire en sorte que l’idée que les normes traditionnelles de la doctrine islamique soient absolues soit reconnue comme une erreur. Les valeurs religieuses et la réalité sociale doivent concorder. Et il faut qu’il soit clair comme l’eau de roche que les lois de l’état de droit ont priorité.

Y a-t-il un lien entre ces aspects problématiques de la théologie islamique classique?
Partout dans le monde, des terroristes et des extrémistes se basent sur ces fondements traditionnels.

Que faire?
En Indonésie, une majorité avait déjà compris que les fondements devaient être compris dans leur contexte médiéval. Une majorité des musulmans indonésiens comprenait – et je pense comprend – que ces principes ne sont pas un manuel pour l’époque actuelle. Pour cela, il faudrait trouver un consensus dans le monde entier.

Vous dites qu’en Indonésie la théologie islamique professe des positions au moins en partie progressives. En même temps, depuis quelques années, le fondamentalisme semble y gagner du terrain. Le nombre de condamnations de non-musulmans pour blasphème a augmenté de manière explosive. L’ex-gouverneur chrétien de Jakarta s’est retrouvé emprisonné pour prétendue insulte au Coran.

Partout dans le monde, le discours islamique classique est utilisé pour attiser les conflits entre musulmans et non-musulmans. Dans les pays où les musulmans forment une majorité, les élites politiques se servent de ce discours comme d’une arme pour réaliser leurs propres objectifs. C’est également le cas en Indonésie.

Cette politisation de l’islam est-elle un phénomène mondial ?

Je pense que sur ce point les pays européens comme la Belgique, la Grande-Bretagne ou le Danemark ont d’aussi grands problèmes que l’Indonésie. Trop de musulmans voient la civilisation – la cohabitation pacifique de personnes qui ont des convictions religieuses différentes – comme quelque chose qu’il faut combattre. Et je pense que beaucoup d’Européens le sentent. Il y a en Occident un grand malaise quand il s’agit de minorités islamiques. La peur de l’islam grandit. J’ai des amis occidentaux islamophobes. Ils ont peur de l’islam, et sincèrement, je peux les comprendre.

Que doit faire l’Occident ?

L’Occident ne peut imposer d’interprétation modérée de l’islam à l’Occident, cela ne fonctionnerait pas. Mais les politiques occidentaux peuvent agir. Il faut qu’ils cessent de prétendre que le fondamentalisme et la violence n’ont rien à voir avec l’islam traditionnel. C’est tout simplement faux.

Les politiques occidentaux qui prétendent cela ont au moins une bonne raison de le faire: ils ne veulent pas creuser encore un peu plus l’écart entre musulmans et non-musulmans et ne veulent pas aviver le racisme contre les musulmans.

Je partage ce souhait. C’est même pour cela que je m’exprime aussi clairement. Mais si l’on nie le problème, on ne peut pas le résoudre. Il faut nommer le problème, et dire qui en est responsable.

Nous avons déjà parlé de la part de la tradition islamique dans la problématique actuelle. Mais qui sont les acteurs qui ont fait en sorte que le problème se soit aggravé ces dernières années ?

Ce qui joue un rôle aussi, c’est que depuis des décennies l’Arabie saoudite, et d’autres États du Golfe, distribuent énormément d’argent pour diffuser leur version ultraconservatrice de l’islam. L’Occident doit enfin mettre sérieusement la pression sur l’Arabie saoudite pour y mettre fin.

Quel objectif l’Arabie saoudite souhaite-t-elle atteindre?

Il y a certainement des objectifs politiques en jeu. L’Arabie saoudite et l’Iran veulent tous deux être dominants, sur le plan géopolitique et religieux. L’Iran est chiite. C’est pourquoi il est politiquement utile de souligner que les chiites sont des incroyants. Si ensuite on déclare que tous les incroyants sont des ennemis à abattre par tous les moyens, il n’est pas étonnant que les chiites n’en restent pas là. Inversement, l’Iran fait d’ailleurs à peu près la même chose que les Saoudiens dans le monde chiite. Mais même si la poursuite de l’hégémonie de l’Iran est inquiétante, c’est la stratégie saoudienne de diffuser le wahhabisme et le salafisme qui a transformé le monde en poudrière.

Pensez-vous pouvoir inverser la vapeur?
Nous avons connu des temps meilleurs. (sourire triste) Mais nous devons au moins essayer.

Je suppose que vous et votre organisation êtes des interlocuteurs très demandés dans un Occident en proie au terrorisme ?
Vous savez, j’admire les politiques occidentaux et en particulier européens. Ils pensent de façon si magnifiquement humaine, mais cela ne suffit pas. Nous vivons une époque où nous devons penser et agir de façon réaliste.

Voilà une réponse diplomatique.
L’Europe n’a toujours pas tiré d’enseignements de ses erreurs. Récemment, j’étais à Bruxelles et j’y ai vu un groupe de jeunes arabes – peut-être nord-africains aussi, menacer des policiers. Mes amis belges me disent que c’est courant en Belgique. Pourquoi les laisse-t-on faire ? Quelle impression cela produit-il ? Aujourd’hui, l’Europe, l’Allemagne accueille massivement les réfugiés. Ne me comprenez pas mal, il est évident qu’on ne peut pas fermer les yeux face aux gens dans le besoin. Mais on accueille des réfugiés dont on ne sait rien, et qui viennent de régions très problématiques. Les extrémistes ne sont pas bêtes.

Certains experts disent que des pays comme la Belgique et la Grande-Bretagne ont assisté sans broncher à l’endoctrinement de grandes parties de la jeunesse par le salafisme et le wahhabisme.
Récemment, nous étions au Danemark, à Copenhague. La plus grande et plus belle mosquée du pays a été financée par le Qatar. Le Qatar qui finance les Frères musulmans dans le monde entier. À l’entrée de la mosquée, il y a avait des posters avec des citations de critiques de l’islam. Pourquoi les mettent-ils là ?

Pourquoi?
En tout cas pas pour contribuer à l’intégration de musulmans dans la société occidentale. Le but ne peut être que de renforcer la mentalité du nous contre eux.

Je pense qu’on peut être d’accord qu’il existe dans la société occidentale un flanc dur de droite qui rejetterait aussi un islam modéré et contextualisé, simplement parce qu’il s’agit d’une religion étrangère.
Il y a en Occident aussi une frange dure, libérale de gauche qui qualifie toute réflexion sur les liens entre l’islam traditionnel, le fondamentalisme et les violences d’islamophobes. Il faut que cela cesse enfin. Comme je l’ai dit, un problème que l’on nie ne peut être résolu.