Le complotisme : une religion comme une autre ?

Dieu prendrait donc sa “revanche”. Mais le retour du religieux depuis les années 1990 a pris deux formes en apparence contradictoires. D’un côté, aux quatre coins du globe, la foi s’est faite plus individuelle et intérieure, au détriment des institutions religieuses. On observe un passage de la notion restreinte de foi religieuse au profit de celle plus large de spiritualité. Néanmoins, Rémi Sussan, journaliste spécialisé sur les questions d’usage des technologies, rappelle que les nouvelles spiritualités sans dieux ont dû s’imposer pour être acceptées dans la société ; la méditation était ainsi considérée au début des années 1950 comme une croyance « irrationnelle », un « truc de dingue ».

D’un autre côté, les défenseurs du progrès rationnel n’ont pu que constater la montée des mouvements religieux identitaires

D’un autre côté, les défenseurs du progrès rationnel n’ont pu que constater la montée des mouvements religieux identitaires. Dans La Revanche de Dieupublié en 1992, Gilles Kepel dressait des parallèles entre la popularité croissante de courants ultra-orthodoxes dans le judaïsme ou celle des islamistes en Egypte avec les Frères Musulmans, auxquels on peut ajouter les mouvements évangélistes aux Etats-Unis ou plus récemment le salafisme transnational de l’Etat islamique.

Les Illuminati, théorie universelle

Où se situe le complotisme dans le paysage paradoxal de la spiritualité moderne ? Arrive-t-il à concilier foi individuelle et croyance identitaire ? Si parmi la pléthore de théories du complot, toutes n’ont pas ces prérequis, celle du complot Illuminati semble répondre idéalement au cahier des charges. Comme au sein des mouvements religieux ultra identitaires, les adeptes de cette théorie la défendent radicalement et manifestent à son égard une croyance absolue et inébranlable.

Les partisans du complot Illuminati construisent leur croyance de manière individuelle, l’avènement d’internet et la démocratisation de l’ordinateur personnel ayant facilité leur accès à cette théorie

Néanmoins, contrairement aux branches les plus orthodoxes des monothéismes classiques, « les mouvements [conspirationnistes] ne sont pas forcément bien structurés » nous apprend Emmanuel Kreis, historien, lors d’une interview donnée au Monde. Ainsi, les partisans du complot Illuminati construisent leur croyance de manière individuelle, l’avènement d’internet et la démocratisation de l’ordinateur personnel ayant facilité leur accès à cette théorie.

La conspiration Illuminati a aussi l’avantage d’englober un ensemble de superstitions et d’expliquer une variété d’événements : assassinat de Kennedy, mission Apollo 11, la Révolution française ou le 11 Septembre… En 2014, une étude d’Ipsos indiquait que 20% des 1 500 personnes âgées de 15 à 65 ans interrogées pensaient que la société secrète des Illuminati existait et agissait dans l’ombre afin d’instaurer un « Nouvel ordre mondial ».

À partir de là, la croyance en cette oligarchie mondiale prendra une certaine importance et resurgira à maintes reprises

Loin d’être uniforme, cette théorie a pourtant une histoire. A l’instar de la figure historique de Jésus Christ, les Illuminati auraient existé en Allemagne au XVIIIe siècle sous le nom des “Illuminés de Bavière”. Ce mouvement franc-maçonnique mineur, matérialiste et anticlérical aurait disparu avant 1789. À partir de là, la croyance en cette oligarchie mondiale prendra une certaine importance et resurgira à maintes reprises, prenant successivement pour cible les francs-maçons, les juifs ou les sionistes, l’Eglise catholique ou l’Opus Dei, les bolchéviques, les « 200 familles »… et enfin le gouvernement des Etats-Unis.

Ce sont les années 1990 qui marquent néanmoins un tournant et le début d’un regain massif de popularité de cette « superthéorie du complot ». A la fin de la Guerre Froide, Bush père déclarait : « Nous avons face à nous l’opportunité de fonder pour nous et les générations futures, un nouvel ordre mondial un monde fondé sur la règle de la loi ». Il n’en faut pas davantage pour mettre le feu aux poudres. Avec la multiplication des institutions internationales telles que le FMI ou l’OMC, ainsi que la naissance du Web, l’unification du monde par la mondialisation rend alors plausible conceptuellement, donc séduisante, une théorie de domination mondiale.

Une nouvelle religion ?

Le caractère universel et absolu des croyances complotistes suffit-il pour autant à les considérer comme de nouvelles formes de sacré ?